Le colloque se propose d’étudier comment les intellectuel.les queer dans le contexte européen s’entraident pour diffuser leurs publications dans lesquelles ils défendent leur droit à aimer librement. La perspective que nous souhaitons adopter est plus étendue que celle des travaux précédents qui se penchent sur les liens entre ami.es ou amant.es queer et qui ont examiné, par exemple, comment certains couples se sont rencontrés ou comment certains groupes se sont formés autour de tel.le ou tel.le intellectuel.le. Nous estimons qu’il ne faut pas considérer ces collaborations comme des interactions qui représentent simplement l’expression de sentiments sympathiques ou amicaux, ou encore seulement comme une solidarité autour d’amours réprimées par la morale de leur temps, mais bien comme les premières lueurs d’un combat commun pour légitimer ces sentiments. Nous proposons d’examiner le rôle de ces associations sous cette perspective et d’étudier comment ces intellectuel.les queer construisent et revendiquent des traits d’identité sexuelle communs dans leurs écrits. Nous estimons que ces nouvelles représentations expriment un désir de subvertir le discours dominant sur ces sentiments en les représentant d’une façon méliorative, que cela soit dans des œuvres littéraires ou dans des articles de presse et de revue, et qu’elles donnent lieu également à une coopération entre ces intellectuel.les.
Les collaborations auxquelles nous renvoyons prennent des formes différentes : Jean Lorrain publie des comptes rendus favorables des recueils de nouvelles de Georges Eekhoud et présente ce dernier au directeur des éditions du Mercure de France ; Eekhoud signale les œuvres de Jean Lorrain aux lecteurs belges par des recensions élogieuses dans la presse et les revues belges ; Eekhoud soutient le romancier néerlandais Jacob Israël De Haan en défendant son roman à scandale Pijpelijntjes (1904) et en rédigeant une préface pour le roman Pathologieën (1908) de De Haan ; Renée Vivien publie avec Hélène de Zuylen, sa compagne entre 1902 et 1907, des romans et des poésies sous le pseudonyme collectif de Paule Riversdale, parmi lesquels Échos et reflets (1903), Vers l’amour (1903), L’Être double (1904) et Netsuké (1904). Se pose enfin la question de comprendre la mesure dans laquelle ces intellectuel.les collaborent les un.es avec les autres pour créer ces représentations, notamment au moyen de nouvelles formes narratives qui contiennent des références culturelles et historiques communes et permettent ainsi de renvoyer aux amours queer, sans devoir les nommer.
La solidarité exprimée lors des grands scandales, comme la condamnation d’Oscar Wilde en mai 1895, le procès Eekhoud en octobre 1900, ou l’arrestation de Jacques d’Adelswärd-Fersen en 1903 pour « débauche », est symptomatique de cette mobilisation. La collaboration en 1909 d’un grand nombre de ces intellectuel.les queer à la revue Akademos de Jacques d’Adelswärd-Fersen, notamment Colette, Renée Vivien, Georges Eekhoud, Eugène Wilhelm, Pierre Loti, Olivier Diraison, Achille Essebac, Antonio de Hoyos y Vinent, signifie, à notre avis, qu’une identité mobilisatrice est en train de se construire. L’une de nos réflexions est d’élucider la mesure dans laquelle ces collaborations indiquent la formation de réseaux transnationaux d’intellectuel.les queer à cette époque ou bien si elles ne sont que des associations limitées entre intellectuel.les d’un pays ou même encore d’un cercle particulier.
Enjeux théoriques
Dans le premier volume de l’Histoire de la sexualité, Michel Foucault étudie l’émergence d’un nouveau discours scientifique sur les amours queer. Il constate que ces nouvelles nosologies engendrent en parallèle une résistance à l’hégémonie hétéronormative, qu’il désigne comme des discours « en retour », par lesquels l’« homosexualité s’est mise à parler d’elle-même ». Nous proposons d’étudier ces discours tels que produits par des intellectuel.les queer (écrivain.es, poètes, journalistes, essayistes et artistes), et plus particulièrement, d’analyser comment iels ont collaboré. Le discours scientifique européen sur les amours queer connaît une évolution importante au cours des années 1880. Inspirés des travaux allemands de Westphal (1869), les médecins français Jean-Martin Charcot et Valentin Magnan publient en 1882 leur article pionnier, « Inversion du sens génital et autres perversions sexuelles », dans les Archives de Neurologie. Viennent ensuite : la thèse du docteur Julien Chevalier De l’inversion de l’instinct sexuel au point de vue médico-légal (1885), et son ouvrage Une maladie de la personnalité : l’inversion sexuelle (1893) ; le livre populaire du docteur autrichien Richard von Krafft-Ebing Psychopatia sexualis (1885), traduit en français en 1895 ; les ouvrages de Marc-André Raffalovich, Uranisme et Unisexualité (1896), de Georges Saint-Paul, Tares et poisons. Perversion et perversité sexuelles (1896) et de Havelock Ellis, Studies in the Psychology of Sex – Sexual Inversion (1897). Ces nouvelles perspectives scientifiques engendrent une représentation différente des amours queer dans la littérature et servent souvent de subterfuge pour évoquer le sujet. Citons deux exemples. Dans son recueil Modernités (1885), Jean Lorrain décrit les bas-fonds parisiens sous une perspective moderniste et dévoile avec une nonchalance révélatrice sa connaissance des milieux queer. Il raille ainsi, dans le poème « Modernités », les prostituées qui se trouvent « Auprès de [leurs] amants en blouses, / Dont les copailles sont jalouses », et ajoute la note explicative suivante du mot « copailles » : « En argot, troisième sexe », expression qui renvoie aux théories médicales de l’époque. Il s’agit du même enjeu dans le poème « Décadence », où le poète chante Saphus, « poète de Lesbos » qui est « joli comme un éphèbe ». L’écrivain reprend ainsi un autre stéréotype issu du discours scientifique, celui de l’« inverti » efféminé. Pour évoquer l’amour entre femmes, Lorrain ne ressent pas la nécessité de faire appel aux stéréotypes car, quand le narrateur du poème « Dilettantisme » s’adresse à la femme qu’il admire, celle-ci déclare, sans aucune honte, « Monsieur, je n’aime pas les hommes ! ». Dans Escal-Vigor (1899), Georges Eekhoud utilise le terme « amour homogénique », emprunté à l’étude sociologique éponyme (1894) d’Edward Carpenter pour qualifier la liaison entre les protagonistes. Lors du scandale de la publication de son roman, le romancier se défend d’avoir mis en scène l’amour entre deux hommes et déclare lors d’une interview accordée au quotidien Le Peuple le 2 décembre 1900 qu’il s’est inspiré du livre du docteur Moll « sur la perversion de l’instinct génital ». Les intellectuel.les queer indiquent ainsi être au courant des discours répressifs et héténormatifs du monde scientifique et n’hésitent pas à s’en accaparer pour représenter leurs propres sentiments amoureux.
Le colloque sera l’occasion de soulever les questions suivantes : Comment les intellectuel.les queer font-iels connaissance, comment étendent-iels leurs cercles d’ami.es ou de collaboratrices/eurs ? Quels sont les documents qui permettent de retracer ces associations et ces réseaux (correspondances, journaux intimes, dédicaces, envois d’ouvrages, photos signées, etc.) ? Quelles sont les formes de collaborations que nous pouvons identifier (comptes rendus, introductions auprès d’éditeurs / traducteurs / critiques / directeurs de revues, aide à la rédaction, préfaces, financements, collaborations littéraires et création de narrations etc.,) ? Les collaborations mènent-elles à la formation d’un réseau transeuropéen d’intellectuel.les queer qui s’entraident, ou bien se limitent-elles à des petits groupes nationaux ? Finalement, pouvons-nous parler d’un combat commun, mené par ces intellectuel.les queer pour légitimer leur orientation sexuelle ou leur identité de genre ?